Les catégories de connaissances multiples et hétérogènes qui fondent la recherche architecturale (culturelle, sociale, géographique, écologique, technique, économique, politique…) génèrent quantité d’approches théoriques, conceptuelles, technologiques comme artistiques. « L’architecture ne relève plus désormais uniquement de l’ordre du construire. Son effectivité se situe dans la sphère intellective du projet, dans sa capacité critique à se confronter au monde » (Brayer, 2013, p.8). Une fraction de la discipline procède par spéculation prospective pour mettre à l’épreuve des visions nouvelles sur des enjeux sociétaux; elle explore et transgresse les limites actuelles en repensant les systèmes (Galilee, 2021). De Sant’Elia à Yona Friedman, de Vladimir Kalouguine à André Bloc, de Haus-Rucker-Co à Archigram, de Guy Rottier à Lebbeus Woods, les architectes ont développé des réflexions visant à transformer les conditions de vie comme les affiliations interdisciplinaires. Si le dialogue entre architecture et technologie a manifesté une volonté de changement pour la discipline (Woods, 1992), selon Noever cette dernière a cédé place à une architecture anachronique et socio-politiquement indéterminée qui cherche plutôt à manifester la personnalité de ses auteurs (Keller, 2016). En 2016, lors du symposium Aesthetic Activism à la Yale School of Architecture, Michael Speaks, doyen de la Syracuse School of Architecture, notait que la recherche architecturale avait délaissé la spéculation pour se concentrer sur des aspects de la pratique (Shaw, 2017). À l’opposé, depuis les années 90, la recherche dans le domaine du design intègre la spéculation pour susciter l’émergence d’idées et de solutions innovantes s’appuyant sur la science, la technologie, la philosophie, la politique et la fiction. Ce design cherche à développer une approche permettant de concevoir une réalité malléable et adaptée aux futurs les plus souhaitables, tout en évitant éviter les indésirables (Dunne et Raby, 2014).
Depuis quelques années, les écoles d’architecture des plus grandes universités développent leur renommée en revendiquant la projectivité de l’architecture comme mode de pensée et de savoir. Deux des écoles les plus influentes au monde, la Southern California Institute of Architecture (SCI-Arc) et la Bartlett School of Architecture de Londres, proposent des programmes de 2e et 3e cycles explorant l’élaboration de connaissances par une architecture fictionnelle misant sur ses capacités à façonner des mondes imaginaires comme à influencer les comportements des individus. Ces projections spéculatives, actualisées par une utilisation performante des outils numériques, illustrent la puissance d’évocation narrative de l’architecture, et lui permettent de s’immiscer avec force dans l’univers du jeu vidéo et de la production cinématographique.
S’il apparaît pertinent d’explorer la capacité de l’architecture à activer une vision spéculative pour proposer de nouvelles orientations, d’élaborer des façons de vivre tenant compte des enjeux et des défis mondiaux actuels et prochains, d’anticiper des paysages, des villes, des bâtiments, des technologies et des matériaux futurs, il devient essentiel d’initier les étudiant.es à ce type de production, mais aussi à de nouveaux moyens de véhiculer sa charge émotionnelle (vidéo, illustration, collage,…). Comment une architecture spéculative peut-elle développer une projectivité basée sur un éventail croisé de préoccupations allant du politique à l’esthétique? Quels concepts innovants génèreront des scénarios alternatifs envisageant l’avenir avec inventivité et optimisme ? Aujourd’hui plus que jamais, il convient de se demander s’il est possible de réanimer la capacité de l’architecture à spéculer pour manifester des questionnements essentiels, et générer des revendications, hypothèses et extravagances pour la vie en communauté, la culture et l’humanité. N’appartient-il pas à la recherche d’investir dans l’imaginaire pour bousculer la discipline au-delà de sa réalité économique, son pragmatisme et sa technologie?
Dans le contexte d’explosion démographique, de crises migratoires, sanitaires et climatiques, l’architecture semble avoir peu de pouvoir. Mais ce sont les chercheurs, les scientifiques et les artistes qui réagissent face aux défis de l’humanité. Pour Deleuze (2005), créer c’est résister, s’opposer aux injonctions du pouvoir et à ce qui contrôle nos vies. L’imaginaire devient un outil lié à la quête de sens qui permet de comprendre, davantage et mieux, d’imaginer ce qui pourrait se passer afin d’élaborer des suites plausibles pour la vie en collectivité. Alors que la création doit surmonter les biais individuels, comprendre les désaccords et les alliances avec réciprocité et tolérance, pour développer une habilité à résoudre des problèmes en reconnaissant les implications et les conséquences, l’omniprésence d’images et d’informations régissant la vie en société, guide souvent vers un manque d’objectivité. Sachant que la qualité d’une production dépend de la qualité de la réflexion, non seulement est-il important de développer la créativité, mais il devient essentiel de favoriser la réflexion critique et la pensée abstraite. Partant de l’idée avancée par Foucault (1978) que l’expérimentation fait évoluer la pensée de l’expérimentateur, il apparaît nécessaire de réanimer la capacité prospective de la création architecturale en stimulant l’exploration qui autorise le raisonnement spéculatif.
Intéressé par une architecture qui flirte avec la fiction et la production artistique, et fort conscient de son intégration difficile dans la pratique professionnelle, j’en ai fait le sujet de ma thèse de doctorat (Verville, 2020). Invité à participer au projet MTL+ présenté à la Biosphère, qui visait à anticiper le Montréal de 2067 en récupérant des infrastructures désuètes, j’ai initié un travail de collaboration avec la géographe Nathalie Molines, un groupe de ses étudiant.es de maîtrise, et l’équipe de mon studio. Cette expérience a ravivé mon enthousiasme pour la spéculation, le travail de valorisation de la pensée critique et de la posture idéologique, la capacité à imaginer les impacts de projections sur l’espace et les communautés, mais aussi l’importance des dimensions sociale, culturelle et artistique de l’exploration architecturale. J’ai décidé de diriger mes activités professorales vers ce champ d’intérêt spécifique: l’architecture spéculative.